
A Table!
Nos ancêtres étaient avant tout de gros baffreurs et c'était plus la quantité que la qualité qui leur importait. Dans leurs estomacs complaisants et vastes, ils enfournaient viandes de cerfs, chevreuils, ours, lièvres, faisans, perdrix, palombes, étourneaux, alouettes, sans oublier les poissons dont les plus appréciés étaient alors déjà les truites. Cette citation tirée du livre «Helvetia antiqua et nova» publié en 1655 par Jean-Baptiste Plantin est très révélatrice des habitudes alimentaires de nos ancêtres. Si les Helvètes mangent et boivent beaucoup, cette coutume est due sans doute à leur forte stature et à la rigueur du climat.
Au XVIIe siècle, époque à laquelle vivait l'auteur de cette oeuvre, l'art culinaire n'a guère évolué en Suisse ni à Genève en particulier. Le niveau de vie est très bas. Si certaines tables semblent abondamment fournies, une grande partie des Genevois se contente d'une livre de pain par jour, sans aucune autre nourriture. Divers villageois sont trouvés expirants sur les carrefours des chemins, transis de faim et le Conseil fait distribuer soixante livres de pain à douze familles de Russin dans le plus complet dénuement. En juillet 1628, alors que les ouvriers des environs dévorent des glands, un ambassadeur d'Angleterre à Genève, assis devant une assiette bien servie, fait distribuer aux pauvres «tous les reliefs de sa table: pain, vin et viandes mêmes les plus délicates, entamées ou non» (1).
Quand Genève vivait à l'heure de son tournoi international de football et de son vélodrome.
Autour des années 1650, les bourgeois dans la misère envoient leurs enfants et leurs domestiques mendier dans les rues de Genève. A la même époque, certaines grandes familles genevoises font porter des vivres aux paysans savoyards mourant de faim aux portes de la ville. Geste réconfortant quand on pense à 1602 et à l'antagonisme entre les deux peuples. Ces quelques faits historiques pour démontrer que la gastronomie ne faisait pas vraiment partie des préoccupations fondamentales de nos prédécesseurs, bien plus soucieux de manger à leur faim, voire de manger copieusement, que de rechercher la finesse et la délicatesse dans les plats qu'ils consommaient. En France voisine cependant, en Italie également, les traditions culinaires existaient depuis plusieurs siècles, même si le niveau de vie n'était pas plus élevé. Le flambeau de la gastronomie fut sans doute tenu par les cuisiniers italiens déjà estimés au Moyen Age, au même titre que les artistes et les poètes de l'époque. Lyon devint au XVIe siècle une capitale gastronomique grâce à ses cuisiniers. La France, par son climat et sa situation géographique, possédait la terre idéale propice à toutes les cultures et l'art culinaire s'y développa rapidement.
Bien évidemment, ce sont les classes aisées, nobles et grands bourgeois, qui consommaient ces plats fins «aux sauces légères, que le filet de citron ou de vinaigre suffisait à relever», comme le décrivait F.P. de la Varenne en 1651(2). Toutefois, même au XVIIIe siècle il n'existe pas à proprement parler de guide gastronomique. Les almanachs de cuisine, de santé, de marchés publient des recettes et des préceptes alimentaires, mais les échos des festins donnés par les grands princes ne se répercutent nulle part.
En 1873 enfin, un événement marquera l'histoire de la gastronomie. Quelques membres de l'intelligentsia française reçoivent un billet d'invitation pour un grand dîner. Cette missive est formulée comme une lettre de faire-part: « Vous êtes priés d'assister au convoi et enterrement d’un gueuleton qui sera donné par Messire Alexandre-Balthasar-Laurent Guimod de la Reynière, écuyer, avocat du parlement, correspondant pour sa patrie dramatique du journal de Neuchâtel, en sa maison des Champs-Elysées». (3) Vingt-deux convives répondront à l’invite, dont deux femmes habillées en hommes. Après avoir traversé une pièce tendue de noir, ils aperçoivent un rideau de théâtre qui se lève pour laisser apparaître la salle du festin.
Au milieu de la table un catafalque. Le repas comporte neuf services. Autour des convives une galerie, comme au théâtre, où déambulent 300 personnes environ pour assister à ce spectacle extraordinaire.
C'est vers la fin de ce XVIIIe siècle que s'établirent le lien entre la cuisine et la littérature. Le bien manger devient objet d'un discours. Les guides gastronomiques font leur apparition en France. Pendant la Révolution, une grande partie des nobles sont emprisonnés et profitent de leurs dernières heures sur terre pour s'offrir des friandises au fond de leur cellule: «Les victimes, dans les prisons, sacrifiaient à l'estomac, et l'étroit guichet voyait passer les viandes les plus exquises pour des hommes qui touchaient à leurs derniers repas et qui ne l’ignoraient point. Du fond d’un cachot, on faisait un traité avec un restaurant, et les articles étaient signés de part et d'autre avec des conventions particulières pour les primeurs. On ne visitait point un prisonnier sans lui apporter pour consolation la bouteille de bordeaux, les liqueurs des Iles et le plus délicat des pâtés. De son côté, le pâtissier qui sait très bien que la bouche va toujours, faisait descendre ses cartes jusqu'au fond des prisons.»(4) Au cours de la Révolution les nobles sont tués, les grandes maisons dispersées et avec elles tout le personnel, nombreux comme il se doit. Que deviennent donc ces cuisiniers et pâtissiers? Bon nombre d'entre eux sont épargnés et vont ouvrir bistrots et restaurants dans tout le pays, pour les nouveaux citoyens. L'un d'entre eux jouera un rôle important. Il s’agit d'un certain Germain Chevet, horticulteur, fidèle à Marie-Antoinette dont il était le fournisseur en roses. Arrêté en 1793, l'homme ne devra son salut qu'à ses dix-sept enfants. Ayant l’interdiction d'exercer son métier, il se rend à Paris pour y ouvrir une échoppe. Il fabrique d’abord de petits pâtés, puis vend des fruits superbes, des crustacés et des poissons de toutes sortes.
Anières.
On trouve chez lui les produits les plus fins et les plus rares. Germain Chevet franchit un pas de plus en ouvrant une école où les maîtres de la cuisine du XIXe siècle sont ses élèves. On y trouve Carême, Bernard et le fameux Gouffé, cité avec humour comme le plus grand cuisinier de son siècle par Boris Vian dans «L'Écume des Jours.»
Autre grand chef de cette période, Alexis Soyer. C'est l'un des premiers à avoir compris le rôle fondamental que devait jouer la communication: «La publicité est comme l'air que nous respirons; sans elle notre mort est certaine.» (5) C'est lui aussi qui poussera ses confrères à devenir cuisiniers-patrons. Parallèlement les goûts s'affinent dans la population, même si la quantité demeure une valeur prépondérante. Nous en voulons pour preuve le menu d’un dîner offert par l'archichancelier Cambacérès à vingt-quatre personnes, cité par Grimod de la Reynière comme un modèle de l’art (6):
Premier service
- Quatre potages
- Quatres relevés de potages
- Douze entrées
Second service
- Quatre grosses pièces
- Quatre plats de rôts
- Huit entremets
Bismarck n'aurait sans doute pas dédaigné ce repas pantagruélique! Dans le «Journal des cafetiers» du 1er septembre 1898, année de sa mort, il est fait allusion à sa réputation de gros mangeur, avalant sans remords onze oeufs durs à la suite. «L'ogre» écrivait à sa femme en 1859: «A propos, le thé susdit que je viens de boire, consistait aussi en café, six oeufs, trois sortes de viandes, des gâteaux et une bouteille de bordeaux.» Il était aussi gros buveur et écrivait le 19 juillet 1862 à Madame Bismarck: «J'ai fait hier une charmante excursion dans le Médoc, avec notre consul et un général. J'ai bu «au pressoir», comme on dit dans le pays, du laffite, du pichon, du mouton, du latour, du margaux, du saint-juline, du brame, du latoze, de l'armaillac et autres vins. Nous avons à l'ombre 30 degrés et au soleil 55, mais on ne pense pas à cela, quand on a du bon vin dans le corps.»
Genève ne semble pas faire exception à la règle du «bien» manger. En 1798 déjà paraissait le premier livre de cuisine spécifiquement local. Cet ouvrage, intitulé «La cuisine genevoise», réunissait des recettes ancestrales classées de façon méthodique par catégories. On y trouve déjà des plats typiquement régionaux comme le levraut à la Suissesse, le veau en milcanton, les légumes du pays et les biscuits de Savoie. De nombreuses éditions de ce livre de cuisine se succédèrent au cours du XIXe siècle.
Dans celle de 1817 l'auteur (demeuré inconnu) s'adresse «aux jeunes cuisinières qui veulent se pousser pour des repas un peu recherchés, comme pour des tables bourgeoises.» Dans son avant-propos, il reconnaît déjà l'influence de la cuisine française sur la genevoise. «Presque partout la cuisine française prévaut, et quoique nous ne fassions pas usage dans notre ville de cuisiniers français il est cependant indubitable, vu le voisinage, que nos cuisinières leur doivent beaucoup de leurs connaissances.» Mais il s'empresse d'ajouter. «Il faut même qu'on ait aperçu dans le dehors que (notre cuisine) pouvait compter pour quelque chose puisqu'il est si fréquent de voir demander de l'étranger une cuisinière genevoise, qui ait servi dans de bonnes maisons.»
Vers la fin du XIXe siècle, les menus affichés aux portes des restaurants genevois témoignent d'un appétit digne de Bismarck. Voici un menu datant de 1882 proposé aux clients d'un établissement de premier ordre, pour le prix de 6 francs:
- Consommé aux noques à la Genevoise
- Truite du lac sauce hollandaise
- Pommes nature
- Contre-filet à la Richelieu
- Timbale de ris d'agneaux
- Petit pois à la bourgeoise
- Canetons rôtis
- Salade verte
- Glaces panachées
- Bisquit gênais
- Fromage-Fruits
Les guides gastronomiques feront cependant leur apparition un peu plus tard. Le premier «guide» véritablement digne de ce nom paraît en 1932 au prix de 1 franc 30 l’exemplaire. Il traite de manière exhaustive des différents étàblissements de notre cité. D'ailleurs le conseiller d’Etat, Antoine Bron, chargé du Département du commerce et de l'industrie le souligne dans une lettre adressée aux auteurs de cette brochure: «C'est d'un très bon oeil que nous voyons paraître cette publication qui manque évidemment. Ce guide pourra contribuer à faire apprécier, par ceux qui ne le connaissent pas encore, les produits de la cuisine genevoise qui est une des meilleures qui existent et qui est malheureusement trop peu connue.»
Les restaurants ne manquent pas à Genève à cette époque. Le guide en répertorie 113 en ville et 91 dans la campagne avoisinante. Il cite quelques noms de bons cuisiniers: Madame Duvoisin au Café de l'Hôtel-de-Ville, le patron-chef Tosello au Restaurant de l'Arquebuse, Monsieur Péroni à l'Hôtel du Simplon. Mais aucun grand nom ne marque véritablement la cuisine genevoise. Ce n'est pas le cas en France voisine. Georges Auguste Escoffier, compagnon de César Ritz, dominera la moitié du xxe siècle en modifiant fondamentalement les lois de la gastronomie et le statut de chef de cuisine. Malheureusement il pêchera par excès: son attitude par trop dictatoriale et sa vision dogmatique l'empêcheront de faire des émules. Il faudra attendre Edouard Nignon, André Pic, Alexandre Dumaine et Fernand Point pour faire concurrence à ce géant de la cuisine et remettre en question ses conceptions apparemment immuables. Mais nous sommes déjà dans les années cinquante. L'équipe des Lyonnais va se créer, avec à sa tête Fernand Point et ses élèves: Thuillier, Outhier, Bocuse, Chapel et les frères Troisgros. D'autres noms vont devenir célèbres: Charles Barrier à Tours, Haeberlin à Illaensern, Roger Vergé à Mougins. Tous ces cuisiniers ont en commun une recherche de la simplicité et la finesse.
1961 marquera l'histoire de la gastronomie genevoise. C'est l'année où Jacques Lacombe arrive dans la cité de Calvin. Après avoir appris son métier à Annecy, fréquenté les palaces de Marrakech, Saint-Moritz, Aix-les-Bains et Paris, il se fait reconnaître par les chefs de Lyon. Le Bernois Jean-Emile Schild le fait appeler en Suisse pour s'occuper du restaurant du Parc des Eaux-Vives. En cinq ans cet établissement retrouve une solide réputation. Jacques Lacombe suit encore Jean-Emile Schild au Buffet de la Gare, qu'il quittera en 1969 pour s'établir à «L'Auberge du Lion d'Or» de Cologny. Suivant les préceptes de Paul Bocuse qui ne cessait de répéter: «Rendez la cuisine aux cuisiniers» (5), Jacques Lacombe devient donc cuisinier-patron. Durant cinq nouvelles années, le restaurant colognote sera un centre gastronomique connu bien au-delà des frontières suisses. Entouré d'une brigade exceptionnelle, dont Louis Pelletier, Daniel Ficht et Jean-Paul Goddard , le géant de Cologny sera promu au rang des tout grands cuisiniers, au même titre que ses condisciples français. De nombreuses étoiles, toques et autres distinctions couronnèrent ses succès. La mort le faucha en pleine gloire, le 3 novembre 1974, au volant de sa voiture. Raoul Riesen écrivit alors dans «La Suisse»: «C'est Rabelais tué par la machine. La puissante silhouette de Jacques Lacombe a disparu mais ses talents seront sans doute perpétués par ceux qui étaient jusqu'alors dans son ombre.» Le journaliste avait raison. Le patron de «l'Auberge du Lion d'Or» a su créer une réputation gastonomique genevoise qui ne s'est pas affaiblie depuis lors.
Les chroniqueurs gastronomiques ont fleuri. Philippe Gindraux a lancé le mouvement dans les années soixante en signant plusieurs critiques dans divers journaux et en publiant, en 1973, «Les bonnes adresses de Genève» aux éditions Bonvent. Un ouvrage qui annonce les guides modernes que nous connaissons. D'autres journalistes ont aidé à promouvoir les bonnes tables et la connaissance des vins: Catherine Michel à la radio romande, Patrice Pottier de «La Tribune de Genève et de «Gault et Millau», les frères Max de «La Suisse», France Badel du «Journal de Genève», Alain Giraud de «La Tribune de Genève», Jean Lamotte de la presse régionale française, René Gessler de «Plaisirs Gastronomie», Jacques Souvairan ... De leur côté, les chefs cuisiniers ont su relever le défi que représentait la mort de Jacques Lacombe. De nombreux talents ont« explosé»: Jean-Paul Goddard, Louis Pelletier, Gérard Bouilloux, Gérard Le Bouhec, Ahmed Rebzani, Michel Bonneau, Daniel Ficht, Henri Large, Roberto Ruprecht et plus tard Jean-Marie Claudel, Jean Oberson, René Fracheboud, Bernard Livron et bien d'autres... Une longue tradition culinaire est née. Une nouvelle cuisine aussi, dont les caractéristiques sont la légèreté, la pureté, la simplicité, le naturel. Nous sommes loin de la cuisine au beurre vantée par les critiques gastronomiques au début du siècle. Plus préoccupé de garder la ligne que de trouver sa ration de pain quotidien, le Genevois d'aujourd'hui peut satisfaire tous ses goûts dans de véritables «temples» de la gastronomie. Et déjà un nouveau mouvement s'amorce: le retour de la cuisine du terroir. Le spectacle est vraiment permanent sur nos tables.
(1) Piuz Anne-Marie, «A Genève et autour de Genève aux XVIIe et XVIII siècles», Ed Payot, Lausanne, 1985.
(2) Cité par Raoul Riesen. «Gastronomie, comment Genève devint gourmande», Dossiers Publics, Genève, juillet-août 1983.
(3) Aron Jean-Paul , «Le mangeur du XIXe siècle», Robert Laffont, Paris, 1973.
(4) Ibid.
(5) Cité par Raoul Riesen, op cit.
(6) Aron Jean-Paul, op cit.
(7) La cuisinière genevoise en 1817, Ed Slatkine, Genève, 1977.
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