
Cafés suisses
Il n'y a pas que les patrons de bistrots qui se sont rendus célèbres, certains établissements ont acquis aussi une réputation internationale. La brasserie «Bavaria» , fréquentée par les grands de la Société des Nations, était mondialement connue. Les exploitants de cet établissement historique l'ont transformée en «Relais de l'entrecôte». Une métamorphose salutaire sur le plan économique. Tant pis pour l’histoire avec un grand H. Il est impossible d'énumérer tous les établissements célèbres de notre république, bornons-nous à n'en citer que quelques-uns. «Le Landolt» est sûrement le bistrot genevois le plus connu dans le monde grâce à l’un de ses clients, Lénine. En mai 1986, Lioudmila Vinogradova, l'une des historiennes du fondateur de l'URSS, est encore venue enquêter sur les divers séjours de Lénine à Genève. «Il a raconté son arrivée à Genève le 9 janvier 1908 dans une lettre à sa femme, commente la biographe. Point de neige, mais une bise terrible. Il habitait dans une chambre glaciale qui lui donnait l'impression de se retrouver dans un cercueil. Il écrivait beaucoup. Parfois il sortait au théâtre, quittant quelquefois la salle en cours de spectacle pour aller se promener le long du lac. Lénine aimait s'imprégner du climat local qui l'aidait à comprendre le monde du travail. C'est pourquoi il fréquentait les bistrots dont «Le Lan doit». Il a quitté Genève le 12 décembre 1908.»
Le pont de la Macfone à l'époque de la SDN.
«Le Landolt», pour les Genevois, c'est surtout l'annexe de l'Université. D'ailleurs l'ancien tenancier, Francis Longchamp, confiait volontiers aux étudiants: «Tout ce que vous savez, c'est chez moi que vous l'avez appris!» C'était un peu vrai. Les étudiants gravaient leurs noms sur les tables. L'une d'entre elles portait d'ailleurs une inscription de Lénine, mais elle orne maintenant le local des étudiants de Zofingue.
Au fond du «Landolt» en folie, on reconnaît le conseiller d'Etat André Chavanne, les bras levés (Collection Francis Longchamp).
En septembre 1979, « Le Landolt » a dû s'exiler pour un certain temps dans un baraquement au parc des Bastions, afin de permettre la reconstruction du vieil immeuble de la rue de Candolle. Georges Gros, alias le saute-ruisseau, raconta cette aventure dans «Le Courrier»: «Le déménagement battait son plein. Vers une heure du matin, Francis Longchamp n'y tint plus et retourna vers les anciens locaux, histoire d'y jeter un oeil amical. Trois hommes en plein tavail l'avaient précédé. «Comment, se dit-il, les déménageurs sont encore là. Ah! les braves gens!» Et, daredare, il alla chercher du vin et quatre assiettes garnies. On but à l’avenir du «Landolt» et on mangea de bon appétit. Vers 2h30, les déménageurs manifestèrent le désir de partir avec leur camion, afin de prendre quelque repos. Francis Longchamp les regarda s'en aller d'un oeil attendri. Mais, ce qu'il ignorait, c'est qu'il se trouvait beaucoup de choses lui appartenant dans ce véhicule. Il venait de traiter royalement ses propres cambrioleurs.» Après avoir régné en maître pendant vingt et un ans, Francis Longchamp a quitté, lui aussi, «Le Landolt» en 1979. Depuis lors, l'établissement, propriété de la brasserie Cardinal, a connu diverses fortunes. Signe des temps: Môvenpick vient de relever le défi.
Francis Longchamp avant son déménagement.
«L’Auberge des Grottes» peinte par Eugène Delétraz. Ferdinand Hodler y venait souvent.
S'il est des restaurants typiquement genevois, ce sont bien les établissements publics, sièges de sociétés patriotiques. Le cercle des «Vieux Grenadiers» mérite un détour, mieux encore, un voyage. Nous avons accompagné les descendants des «grognards» de Napoléon, en mars 1979 en Irlande, pour la Saint-Patrick. Samedi 17 mars. Lever matinal et petit déjeuner anglo-saxon, avec oeuf, jambon, thé et... teint blafard pour certains. Départ pour Dublin où allait se dérouler une grande parade à l'occasion de la fête nationale. La foule mais aussi la neige étaient au rendez-vous. Un vent terrible faisait plier les bonnets à poils des fiers grenadiers. Plusieurs soldats à l'air martial pensaient surtout aux caleçons longs oubliés à Genève. Pendant deux heures, les Vieux Grenadiers ont sillonné Dublin, avec à leur tête, le commandant Marc Coppex. Le lendemain, les Genevois faisaient la «une» des journaux. Rebelote le 18 mars à Limerick. Les Irlandais et les majorettes américaines de la parade n'avaient d'yeux que pour les héros de la Bérésina. Sur le chemin du retour les commentaires allaient bon train. Alain Monney informa ses collègues: «Notre président Daniel Bourguignon vient de s'acheter une canne irlandaise pour se défendre contre les mouettes de l'aéroport car il a peur qu'elles le prennent pour un bout de pain. Il est si petit!» Des histoires de ce genre, les Vieux Grenadiers en collectionnent depuis des décennies. Il y a les vraies, qu'ils vivent sur le moment, et les autres, celles qu'ils arrangent un peu pour les amis. Pas étonnant que le cercle des «Vieux Grenadiers» de la rue de Carouge soit toujours si vivant.
Fréquenter exclusivement les établissement célèbres limite considérablement les horizons. Chaque bistrot recèle mille histoires, c'est pourquoi tous mériteraient une mention. Arrêtons-nous une dernière fois, à l'«Auberge des Grottes», immortalisée par le peintre Eugène Delétraz (1866-1957). Ses parents, François et Péronne Delétraz, tenaient cet établissement. Leur générosité était connue de tout le quartier. Les habitants appelaient d'ailleurs la patronne, «la mère des pauvres». Une table du café était en effet réservée aux démunis. Un repas gratuit attendait toujours les plus nécessiteux.
Ami de Ferdinand Hodler et élève de Barthélémy Menn, Eugène Delétraz a su recréer dans ses toiles la chaude ambiance du bistrot de ses parents. Malheureusement ce grand artiste n'a pas eu le succès qu'il méritait. Son oeuvre est dispersée, mais sa présence demeure à l'«Auberge des Grottes».
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