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L'union fait la force

La Société des cafetiers a beau être centenaire, elle n'a que peu marqué la vie politique genevoise, ni frappé les esprits. Il lui a fallu quelques années pour trouver son rythme de croisière, puis cette organisation professionnelle s’est comportée comme la plupart des groupements patronaux, se consacrant à l'image de marque de la profession et à la signature des conventions collectives de travail avec les syndicats.

 

Le grand public l'a surtout identifiée à certains de ses présidents. Gottlieb Blattner a tenu le gouvernail pendant près de vingt-cinq ans. Il a voulu lâcher pied le 10 avril 1945, après plus de quinze ans de présidence, mais l'assemblée se leva comme un seul homme et s’exclama: «Vive le président!» Gottlieb Blattner n'a pu passer le relais qu'en 1953 à Ernest Vincent. Celui-ci a assuré un intérim de quelques mois avant de céder son siège à Francis Longchamp qui l'a occupé pendant huit ans! Est venu alors le tour de César Magnin dont le règne s’est étendu sur vingt ans.

 

«Au Rendez-Vous des Chasseurs» à Meinier

 

Les présidents des cafetiers paraissent inamovibles, ce qui favorise au moins la continuité dans l'action. Le nouveau «timonier», Michel Jordan, en activité depuis 1981, tient solidement la barre. Il «muscle» l'action du syndicat patronal et s'est entouré d'une équipe fidèle.(1)

 

En fait, les cafetiers forment une corporation qui sait donner de la voix quand il le faut. Le président suisse, le Valaisan Pierre Moren, montre l'exemple. Voilà un leader patronal qui ne mâche pas ses mots: «Si l'Etat continue à faire pression sur les petites et moyennes entreprises, il finira par miner une partie vitale de la classe moyenne. Notre pays perdrait alors l’équilibre socio-économique sur lequel se fonde notre prospérité».

 

Résumer l'histoire du syndicat à celle de ses présidents les plus influents serait injuste, car les épisodes marquants ne manquent pas. Genève met sur pied en 1887 le Tir Fédéral. Les cafetiers et restaurateurs doivent, eux aussi, ne pas manquer la cible, car de belles affaires s’annoncent. L'union fait la force, c'est pourquoi la corporation des vivres et liquides s’organise pour assurer le ravitaillement des tireurs et du public.

 

Les Helvètes, craignant de se faire accueillir à Genève par des coups de fusil, débarquent avec leur «rucksack» empli de saucisses, cervelas, «landjager» qu'ils dévorent en buvant une ou deux chopes à la cantine.

 

Une publicité avec un zeste d'humour.

 

Cet épisode fit comprendre aux cafetiers et restaurateurs la nécessité de se serrer les coudes. La même année, ils créèrent une société qui regroupa une quarantaine de membres lors des assemblées générales. Des réunions où il fut surtout question du prix du vin - dix sous le litre à l'époque - et de l'absinthe - trois sous le grand verre. Néanmoins, en 1894, un grand projet naquit au sein du groupement. Le journaliste Constant Wassmer le raconte dans le «Journal des cafetiers» du 16 mai 1937.

 

«Un membre du comité, M. Zimmermann , proposa de reprendre le projet d'une Exposition nationale à Genève, dont on avait parlé avant le Tir Fédéral de 1887. On pressentit M. Adrien Lachenal, alors conseiller national, et quelques semaines plus tard, le 2 septembre, ce dernier vint à l'assemblée des cafetiers pour les féliciter de leur initiative et leur donner quelques renseignements sur l'ancien projet. M. Lachenal recommanda aux cafetiers de ne pas ébruiter l'affaire et de n'en discuter qu'avec les autorités. Ainsi fut fait. L'année suivante un comité se constitua. On choisit d'abord la date de 1895, puis finalement celle de 1896. Mais quand la jeune société demanda un emplacement de 800 m2 pour présenter des établissements modèles (cave et brasserie), les organisateurs exigèrent la coquette somme de 30 000 francs, plus un fort pourcentage de la recette. La société, qui ne possédait que quelques centaines de francs en caisse, dut renoncer à son projet!»

 

«L'International» à l’époque où le cirque Rancy avait pignon sur rue à Genève.

 

Au fil du temps, le prix des boissons demeure l'une des préoccupations majeures de la société. Les années trente furent particulièrement difficiles, avec notamment la dévaluation du franc suisse en 1936. Cette mesure relança néanmoins les exportations et le tourisme, ce qui favorisa une reprise dans la marche des cafés et restaurants de Genève.

 

Les difficultés de la conjoncture n'empêchent pas les cafetiers de s'intéresser aux problèmes les plus divers. Ils déplorent en 1937 la disparition de la fameuse revue «Guguss» et les difficultés du zoo de Genève, qui représente, selon eux, un réel attrait touristique pour la région. La société propose même que chaque cafetier devienne membre du zoo et paie une cotisation annuelle pour sauver cette ménagerie. La démarche échouera et le zoo disparaîtra quelques années plus tard. Une autre période difficile attend les cafetiers: les années de guerre. A la fin des hostilités, la société versera 66 000 francs français aux restaurateurs savoyards pour les aider à redémarrer. C'est l'époque où des centaines de permissionnaires américains viennent passer en Suisse un jour de détente. Les cafetiers se mettent d'accord pour leur servir un repas de midi à 4 francs 50. Le comité se bat également pour empêcher l'implantation de la Migros à Genève, car cela signifiera la mort du petit commerce. Le peuple genevois se prononce également contre la venue de la grande coopérative, mais le Tribunal fédéral tranche en faveur de la liberté de commerce. Le premier magasin Migras s'ouvre donc le 1er novembre 1945.

 

D'autres fronts occupent régulièrement la Société: la lutte contre l'alcoolisme pour prévenir les attaques des mouvements abstinents et préserver l'image de marque du métier; l'attribution des jours de congé pour les employés et les salaires du personnel. Les cafetiers se montrent très fermes sur ces deux derniers points. Pas toujours avec raison, car beaucoup de Suisses se détachent de la restauration jugeant les conditions de travail trop défavorables. La Société a redressé la barre dès les années soixante, notamment en introduisant le salaire net. C’est-à-dire que l'employé touche une somme précise, alors que le patron paie la totalité de l'AVS (10% du salaire), le chômage (0,6%), les assurances maladie et accident (7,4 %) et les impôts à la source. En plus, l'employé reçoit une allocation de repas et de logement estimée à 555 francs. Actuellement le salaire annuel moyen dans la restauration avoisine 32500 francs. Un revenu qui ne figure naturellement pas parmi les meilleurs du canton. Cependant la masse salariale dans la restauration a énormément progressé ces dernières années, passant de 124 millions en 1980 à 240 millions actuellement, alors que le nombre du personnel n'a progressé que de 25% environ pendant cette même période.

 

La Société a également développé la formation, non seulement en créant des cours de cafetiers dès 1942, mais encore en ouvrant l'école hôtelière de Vieux-Bois près du Palais des Nations, en 1950. Cette ancienne demeure abrita au XIXe siècle le peintre Adam Toepffer et son fils, l'écrivain Rodolphe Toepffer, chantre des cafés (3).

 

Succédant à l'ancienne école professionnelle de Neuchâtel, l'école hôtelière de «Vieux Bois» s'est fait un nom. Les Genevois durent se battre pour la maintenir, car la fédération désirait la fermer ainsi que celle de Zurich pour les centraliser à Berne. L'équipe de César Magnin évita le pire et le conseiller d'Etat Jaques Vernet favorisa la modernisation de l’école en 1973. Régis Sauvain, vice-président du syndicat patronal des cafetiers, restaurateurs et hôteliers, supervise maintenant la bonne marche de l'institut. Le directeur Siegfried Weissenberger et son épouse, en fonction depuis 1978, ont formé près de 300 étudiants, autant de futurs dirigeants dans la profession.

 

Les cafetiers, en général, se montrent très discrets sur leur syndicat et son histoire. Néanmoins plusieurs vieilles anecdotes se racontent de génération en génération. En voici deux: A la sortie de la guerre, le comité était favorable à l'introduction d'un jour de fermeture obligatoire pour les bistrots. Une idée que soutenait le roi de la fondue, Francis Huissoud. En revanche, l'empereur de la choucroute, Clovis Jordan, fulminait contre son comité. Il fit circuler une pétition contre la fermeture obligatoire des cafés. La récolte de signatures ne causa aucun problème puisque Clovis Jordan paya un démarcheur pour effectuer ce travail. Finalement l'empereur de la choucroute triompha.

 

Son fils, Michel Jordan, fut moins heureux en 1969, lors de la bataille du service compris qui déchira la société des cafetiers. Le président César Magnin, appuyé notamment par Jean Schild du «Buffet de la Gare», se fit l'avocat du service compris: «Cela simplifiera les comptes et clarifiera les factures des clients.» Gaston Ferrero du «Café du Grand Pré», Armand Dumoulin de «la Cave valaisanne» et le patron de «l'International» s'opposèrent à cette mesure, jugeant que le pourboire constituait le meilleur moyen de mobiliser le personnel. «Si 15 % de service est compté d'avance, dirent-il, les employés ne feront pas d'efforts particuliers pour servir les clients.» Finalement César Magnin l'emporta et les perdants sont les premiers à reconnaître aujourd'hui que l'introduction du service compris n'a pas eu les effets néfastes prévus. Et - perfidie du temps - malgré le service compris, une bonne partie de la clientèle donne encore un petit pourboire pour montrer sa satisfaction lorsqu'elle est bien servie! L'histoire est un éternel recommencement!

 

Le «Restaurant de la Tour du Bois de la Bâtie». Avant l'avènement de la voiture et de l'expansion économique des années soixante, c'était un lieu de promenade privilégié des familles genevoises. On venait admirer la vue, puis voir les animaux dans l'enclos du Bois de la Bâtie, avant d 'aller manger une boule de Bâle garnie à la «Brasserie Tivoli», proche de là.

 

(1) Outre le président Michel Jordan, le comité cantonal est formé par Régis Sauvain, premier vice-président, Armand Baechler, deuxième vice-président, René Berner, secrétaire, Jean-Luc Piguet, vice-secrétaire, Georges Renaud, trésorier, Jean-Paul Dousse, Charles Barraud, Michel Chaubert, Reto Decurtins, Richard Dif, Marcel Fluckiger, Jean-Marie Gaist, Francis Longchamp , Gérard Muller, Jean Muller, Otto Soltermann, Victor Viret, Jean Kàech, Jean-Pierre Kopp et Eric Schenkel. Il faut citer aussi René Jacquenoud, secrétaire de la société depuis vingt-deux ans.

(2) «La Suisse», Pierre Moren se fâche. «L'Etat va tuer la classe moyenne», Genève, 29 juin 1983.

(3) «Notre école professionnelle chez Monsieur Vieux-Bois», in «Journal de cafetiers» du 15 janvier 1950.


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