
Va et découvre ton pays
Paradoxalement, c'est souvent à l'étranger que l'on découvre le rôle capital des cafés et restaurants dans notre société. Février 1979. C'est l'été dans les Andes Péruviennes. Avec l'architecte genevois Emilio Luisoni, nous nous rendons à Tucush, un minuscule village indien perché à 4000 mètres d'altitude. Pas à pied, mais à cheval, ce qui nous évite de souffrir du manque d'oxygène. Nos montures connaissent le chemin par cœur. Heureusement, car les précipices donnent le vertige.
Notre compagnon veut créer là-haut un centre sanitaire et éducatif. Tout le village nous accueille, puis l'on s'engouffre dans ce qui ressemble à une auberge communale. Emilio parle du futur centre et des difficultés qu'il faudra surmonter, notamment pour trouver l'argent nécessaire.
La Synagogue avec, à sa droite le boulevard Georges-Favon
Après les discours, la fête. Les bouteilles de pisco - une sorte de grappa - sortent des placards. Comme le veut la coutume, seul un verre circule. Vous videz le gobelet que votre voisin vous tend, puis vous le remplissez pour le donner à une personne de votre choix. Les Indiens tiennent absolument à nous honorer et nous servent constamment à boire. Le pisco monte vite à la tête surtout à pareille altitude! Deux musiciens donnent le ton avec un simple tambour (caja) et une flûte (pincullo). Des femmes dansent le Huyano. Les hommes, eux, se montrent toujours plus fraternels et nous donnent l'accolade en tendant un nouveau verre. Pas moyen de refuser.
D'ailleurs nous n'avons pas l'intention de bouder ces gestes d'amitié, cette chaleur humaine des Indiens, dont les ancêtres ont été rejetés vers les sommets par l'envahisseur espagnol, et qui luttent pour survivre et garder leur identité. Un repas est servi: des patates et du cochon d'Inde. Un repas assez frugal, mais qui représente un festin pour ces montagnards...
Nos chevaux nous attendent pour le retour. Tous les villageois les entourent. Visiblement les Indiens doivent se demander si les «gringos», un peu «faits», vont pouvoir se hisser sur leur monture. Au fond d'eux-mêmes, ils doivent se dire qu'ils nous ont joué un bon tour. Une petite revanche sur l’Histoire. D'un coup, nous nous sentons dans la peau du Blanc mis au défi par des humains d'une autre race. Nous empoignons nos selles et nous lançons sur le dos des chevaux. Les rires des Indiens nous font comprendre que la démonstration n'a pas été parfaite. Peu importe, nous ne sommes pas tombés de l'autre côté. L'honneur est sauf et - plus important - cet après-midi passé dans le bistrot du coin nous a fait découvrir une petite parcelle de l'âme indienne.
Admirer de vieilles photos est aussi une forme d'évasion: Nous voici cours des Bastions au début du siècle.
Moscou-débrouille
C'est aussi dans les cafés de Moscou que l'on découvre le mode de vie des Soviétiques. Le Suisse qui débarque dans la capitale russe, sans connaître l'écriture cyrillique, a l'impression d'être un Martien. Tout paraît étranger, même les enseignes des rares établissements publics vous échappent. Un collègue journaliste nous a servi de guide. Une visite très «officielle», bien organisée, vantant les mérites du communisme.
Néanmoins un repas pris dans un restaurant géorgien de Moscou permit de découvrir une autre réalité, celle des Moscovites. A peine étions-nous attablés que deux jeunes femmes parlementent avec le garçon. Celui-ci les conduit alors à nos côtés, non sans que les deux belles lui aient glissé un petit cornet dans lequel devaient se trouver une ou deux bières. L'une des femmes tient un autre sac d'où elle sort rapidement une bouteille de vin et la pose sur la table. Notre confrère soviétique surprend naturellement la scène et explique qu'il s'agit d'une coutume. Les gens apportent leur boisson de la maison - c'est moins cher qu'au restaurant - et versent une pièce de monnaie au serveur pour qu'il ferme les yeux.
Nos voisines, elles, nous regardent avec insistance et finissent par engager la conversation en anglais. Comme leurs connaissances linguistiques sont limitées, elles ne s'embarrassent pas de formule et nous invitent à goûter à leurs charmes. Notre cerbère en rougit et adresse quelques mots en russe à ses compatriotes. Celles-ci ne tardent pas à disparaître.
A la sortie du bistrot, le guide hèle une grosse voiture noire. D'autres Soviétiques sautent dans le véhicule aux allures «officielles». Toujours plus étonnant! Nouvelle explication: «C'est un habitude chez nous. Quand une voiture officielle rentre au garage après son service, elle prend au passage des badauds. Ceux-ci versent un pourboire au chauffeur.»
Prague-la révolte
Ce n'était d'ailleurs pas notre première aventure de ce genre dans un pays de l'Est. Pâques 1967, un an avant le fameux printemps de Prague, nous nous trouvions en Tchécoslovaquie. Aucun vent de révolte ne paraissait souffler sur le pays. Le parti communiste et le gouvernement semblaient avoir la situation bien en mains. Nos amis, Vera et Jan, ne faisaient guère de commentaires sur le régime.
Un incident dans un cabaret de Prague aurait pourtant dû éveiller notre sens critique. Nous nous sommes rendus à l’Alhambra. Le portier repérait les étrangers et leur remettait le dépliant d'une agence se proposant d'agrémenter leurs loisirs, jour et nuit. Amusés par cette publicité quelque peu galante, nous l'avons transmise à nos amis. Une placeuse intervint aussitôt auprès de Vera en la priant énergiquement de rendre le document, «strictement réservé aux étrangers». Vera refusa d'obtempérer et protesta sèchement. Quelques mois auparavant, jamais notre amie n'aurait tenté une remarque. Le Printemps de Prague se préparait...
C'est encore un restaurant, le Shinsen-en-Heihachi de Kyoto, qui nous a fait saisir, en juin 1986, le fossé séparant le Japon de l'Europe. Que de livres pourtant n'avions-nous pas lus sur l'Empire du Soleil Levant! Kawabata semblait nous avoir ouvert le cœur des geishas. Eh bien non! Après avoir passé deux heures, les jambes croisées à la nippone, face à une geisha - splendide mais ne parlant que sa langue maternelle - l'on comprend que le Japon gardera à jamais son secret pour l’Occidental moyen.
Sahara-évasion
C'est toujours dans un bistrot - et ce sera notre dernier exemple - que nous avons appris à connaître les Saharaouis, en accompagnant le maire de Genève dans le désert des déserts, en plein Sahara. Guy-Olivier Segond visitait en été 1981 les camps de réfugiés, notamment pour voir les pupitres d'école offerts par la ville de Genève. La température était terrible, près de 55 degrés à l'ombre. Didi, le représentant saharaoui à Genève, nous accompagnait et suffoquait, lui aussi !
Après une dizaine d'heures en jeep, nous atteignons un camp. Là, une tente fait office de bistrot. Nos hôtes nous accueillent chaleureusement. Guy-Olivier Segond boit d'un coup trois litres de lait sucré! Record absolu de l'assemblée. Les premières discussions s'engagent, mais la chaleur est telle que chacun s'assoupit à tour de rôle. Cela tourne à l'insolite. Des ministres et des chefs de région arrivent les uns après les autres, parlent quelques minutes, puis s' endorment. Au bout d'un moment, ils se réveillent et reprennent la conversation avec les personnes éveillées. Au début, les visiteurs tentent de rester éveillés, mais la chaleur a finalement raison de leur attention. Il n'y a rien de plus amusant et surtout de plus captivant que de se réveiller et de voir, au bout de cette tente-bistrot, un édile prêt à converser avec vous.
Genève, comme toute ville ou pays, n'échappe pas à cette règle: rien ne vaut la fréquentation de ses cafés, restaurants ou hôtels, pour apprendre à la mieux connaître. Que de voyages autour d'une simple table. Ce livre va tenter d'en apporter la preuve.
1. Des clients prennent aussi certaines libertés dans les établissements genevois, comme le note «Le Renquilleur», dans «La Suisse» du 10 juin 1982: «Dans un tea-room du boulevard Saint-Georges, une typique Genevoise vint s'installer confortablement et demander un verre d'eau. Puis elle ouvrit son sac à main, en sortit un sachet de thé et le plongea dans son verre. Le thé dégusté, elle s'en alla paisiblement, sans même laisser quatre sous. La patronne en est restée comme deux ronds de flan.»
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